Un nouveau défi et une invitation à perdre son âme au pays du vintage !
L'ami Ivan remet le couvert !
Le défit :
Elvis, elle est où ta caisse ?
« Hé Elvis, elle est où ta caisse ? »
Lucien Lucas, c’était son vrai nom. Il avait hérité nom et prénom de ses origines françaises. Comme chaque jour il était assis devant son tango panaché qu’il sirotait avec une paille. Il portait son éternel pantalon drain pipe avec ses Creepers George Cox à la semelle triple épaisseur. C’était le jour où il mettait son sous-pull beige. L’autre, mauve clair attendait sur le dossier de la chaise que ce soit son tour. Le regard perdu au loin, il n’était plus qu’un être fantasmatique que les jeunes du quartier continuaient de taquiner par habitude. Le plus jeunes. Ils étaient en quelque sorte les dépositaires de la mémoire d’un temps pas si lointain où Lucien focalisait l’attention de tout le quartier.
« Bon alors cette nouvelle tire, ça avance ! »
Non ça n’avançait pas, ça n’avançait plus car il rêvait, il vivait dans les réminiscence de la Ford Zephyr MK3 dont il avait hérité pour la modique somme de 35 dollars et 25 cents, soit les frais de remorquage jusqu’au 319 East Mulberry Street.
Il avait dans l’idée de la remettre en état. Il s’acharnait dessus les week-ends. Julie, son âme sœur le regardait amoureusement. C’était à cause de son prénom : Julie prononcée à la française, qu’ils devaient l’origine de leur première rencontre. Les mains dans le cambouis jusqu’aux coudes. La gueule barbouillée de traces noires, elle l’aimait son Elvis. C’était réciproque. Il lui arrivait même de donner un coup de main. Elle enfilait un bleu de travail et tous les deux ils s’affairaient. Quand arrivait le soir, fatigués, épuisés, sous la douche ils s’embrassaient, s’enlaçaient et finissaient la soirée l’un contre l’autre devant Happy Days leur série fétiche. Lui se rêvant Fonzie, elle s’imaginant accrochée aux bras de Richie Cunningham. Ils vivaient leur rêve par personnages interposés.
Il faut bien dire que ça n’avançait pas vite. La rouille sur le bas de caisse, les pièces d’origine introuvables et certaines notions de mécaniques qui faisaient défaut rendaient la tâche insurmontable. Mais ils ne se décourageaient pas. Quand il n’avait pas assez d’argent pour entamer de nouvelles réparations, ils briquaient leur Zéphyr MK3 modèle année 52 et quand elle était bien propre, étincelante, ils se glissaient à l’intérieur et se voyaient sur la US Route 66, traversant les Etats-Unis. Laissant Bloomington et l’Illinois pour la Californie.
C’est l’arrivée de Costello qui a tout changé. Quand je dis tout, c’est tout. Il a commencé par les observer silencieusement en buvant une tequila sunrise dans un Tumbler
Highball Glass. Assis sur les marches de l’hôtel, il les saluait d’un petit mouvement de la main. Dès qu’ils se mettaient à bricoler la Ford Zephyr, il était sur le pas de porte, appuyé sur le chambranle. Puis il descendait quelques marches, s’asseyait sur le petit muret, allumait une Lucky Strike, ensuite il déposait son verre, se callait contre le mur, baissait son Stetson de feutre blanc orné d’un lacet marron avec une boucle dorée. Ses yeux disparaissaient dans l’ombre qui tombait sur son visage. Il avait horreur du soleil rasant qui traversait la rue pour découper en contre jour les silhouettes de Julie et de Lucien. Alors il pouvait regarder le couple évoluer dans son espace vital comme il aurait observé des animaux dans un aquarium.
Un jour, Lucien était resté seul. Il avait convaincu Julie de prendre un peu de bon temps. Elle avait filé au Spacey Market Square de West Peoria sur East Camp Street. Lucien avait obtenu enfin un carburateur inversé double corps à peu près potable. Ca faisait des heures qu’il s’acharnait sur les boulons grippés. Le soleil avait chauffé tout l’après-midi. Dès le matin la moiteur électrique n’avait rien auguré de bon. Tout à coup pris d’une rage soudaine, il avait frappé le moteur d’un coup de clef anglaise. C’était mis à hurler, un son guttural, animal, une évocation rocailleuse de quelque insulte. De rage, il avait jeté sa bière sur le macadam. Elle s’était épanchée, lentement sur le bitume ramolli par la chaleur. D’un coup, comme aspiré par la pesanteur il s’était assis sur le rebord du trottoir. Les enfants couraient autour de la borne d’incendie pour se faire arroser par le geai puissant que dirigeait Mulligan un grand dégingandé qui avait le diable au corps. Le temps semblait suspendu à la moiteur pesante qui était tombée sur le quartier. L’orage menaçant hésitait entre passer son chemin ne laisser que la chaleur étouffante, ou bien noyer la folie des hommes d’une pluie tiède qui ne ferait qu’accentuer le malaise qui pesait sur la ville.
Lucien leva les yeux du sol. Regarda en direction du soleil qui perçait à travers le bleu électrique du ciel. Il s’essuya le front du revers de la main. Se détourna de la lumière aveuglante. Costello était là, impassible. Il ne paraissait pas affecté le moins du monde par cet air irrespirable, étouffant, poussiéreux. Il finit de siroter sa tequila, puis se décida à traverser la rue. Il se planta devant Lucien, le toisa de toute sa hauteur.
« T’as rien d’autre à foutre que de me regarder bosser ! Un coup de main ça t’arracherait pas le bras… »
Costello s’était déplacé pour entendre ces paroles. Juste celles là et pas d’autres. Sans un mot il retourna sur ses pas, disparut et revint deux minutes plus tard avec une plume et un bout de papier.
« Tu lis, tu signes là et t’as le coup de main demandé. »
Je, soussigné : nom, prénom
accepte par la présente
l’aide de Monsieur Costello
si je renonce à cette aide
je m’engage à lui céder
mon bien le plus précieux
Lucien hésitait.
« Elle est où l’embrouille ? »
« Y en a pas, si tu veux mon aide je te la donne… Si tu n’en veux plus tu t’engages à céder ton bien le plus précieux. »
« Qu’est-ce qui me prouve que tu peux m’aider en quoi que ce soit, tu t’y connais en mécanique ! »
Costello pivota sur lui-même, doucement et silencieusement, puis disparut dans l’embrasure de la porte. Quelques instants, pas plus. Puis il réapparut avec dans une main une clef à pipe 13/16ème de pouce. L’outil neuf étincelait. Il le plaça dans la main de Lucien et toujours sans un mot il reprit sa place sur le muret. Lucien s’approcha de la Ford MK3, souleva le capot qu’il arrima à l’aide de la tige métallique prévue à cet effet. Il engagea la clef sur la tête hexagonale du boulon. Elle avait la forme appropriée, la finesse pour se glisser le long de la paroi du moteur 6 cylindres en ligne. Il n’eut qu’un effort à fournir, un léger coup partant du poignet pour que le boulon cède. En quelques minutes, le carburateur double corps était en place.
Les jours suivant, les réparations allèrent bon train. Contrepartie : Costella avait juste quelques exigences étranges. Par exemple pour avoir un pare-chocs rutilant, il fallait une petite culotte de Julie. La fois d’après elle ne devait plus sortir qu’en jupe, socquette et souliers vernis. Un blazer années 60 que Costello avait lui-même fourni. Encore une autre fois, Lucien et Julie devaient faire l’amour sur la banquette arrière de leur voiture, en plein après-midi quand le rue était la plus fréquentée.
Sans s’en rendre compte, Lucien et Julie gouttaient à des plaisirs qu’ils n’avaient jamais osés imaginer dans leurs rêves érotique les plus fous. Plus les travaux avançaient plus les soirées débridées prenaient du piquant. Les désirs de leurs corps devenaient incontrôlables au point que les réparations n’avançaient plus très vite.
A chaque nouvelle exigence de Costello, le feu de la passion les dévorait de plus en plus. Et Costello se faisait de plus en plus pressant. Il apportait régulièrement, à un rythme qui s’accélérait, de nouvelles techniques, de nouvelles pièces, de nouveaux outils encore plus performants.
Lucien était épuisé. Le jour il bricolait, la nuit il baisait jusqu’au petit matin et en plus il devait satisfaire les exigences les plus extravagantes de Costello lesquelles, en retour, alimentaient d’autant les désirs ardents que se portait réciproquement le couple d’amoureux.
Pour la première fois refusa l’aide de Costello.
Costello resta très calme. Lucien atterré, se taisait, il attendait. Costello plongea la main dans sa poche revolver et en ressortit le papier qui les liait. Il le déplia, tout simplement et le montra à Lucien comme s’il se fut agi de n’importe quel prospectus publicitaire. Lucien regarda sa voiture qui brillait dans le soleil resplendissant. Il inondait la rue d’une lumière irréelle qui ricochait dans le lointain sur le bitume comme s’il s’agissait d’un miroir. Assise sur le capot, Julie, avec son petit ventre qui s’arrondissait, se faisait bronzer le nez en l’air, sous le regard lubrique des ados l’œil plongé sous la jupe de la belle, à la découverte de l’intimité de celle qui était devenue la coqueluche du quartier. Car elle avait embellie. Tout en elle évoquait les désirs les plus fous chez ceux qui la croisaient. Depuis qu’elle portait en elle la descendance du Lucien elle était encore plus charnelle, elle illuminait la rue par sa simple présence.
La voiture, le ventre rond, la voiture, le ventre rond. Ces mots tournaient comme une ritournelle incessante dans la cervelle de Lucien.
La voiture.
Lucien tendit les clefs de la MK3. Des larmes inondaient les yeux, qu’il ne pouvait empêcher de cligner à cause de la sueur qui s’y glissait irritant les pupilles. Il passait sa main graisseuse pour s’essuyer en fermant les paupières. Et le picotement reprenait de plus belle quand il les ouvrait à nouveau.
C’est pour cela qu’il ne vit pas tout de suite Costello traverser la rue, s’installer au volant et ouvrir la porte passager. Il réussit enfin à stabiliser sa vue. Julie, prit le temps d’un dernier regard en direction de Lucien avant de s’engouffrer dans l’habitacle. Puis elle disparut dans le vrombissement du moteur complété du crissement suraigu des pneus flambants neufs, dernière acquisition de Lucien.
En abandonnant ce à quoi il tenait le plus, il avait aussi perdu ce à quoi il tenait le moins : son âme !
Poursuite en Projo Sun light suivi d’un retour back stage
Une vieille Cadillac délabrée, et le bleu de ses ailes
Une gente rouillée avait atterri un peu plus loin
Les briques empilées par trois avaient pris la place des roues
Le volant rutilant luisait dans la lumière du jour
Une paire de Creepers George Cox semelle triple épaisseur
Un paquet de Lucky Strike à la main
Un peigne dans la poche de son drain pipe
Derrière ses lunettes Foster Grant monture en skaï l’œil
Oublié là sur un fauteuil droit aux pieds effilés
Lui-même ne savait plus, ne pouvait plus
Tout de lui vivait au travers de ces objets vintages
Tout de lui périssait dans la matière plastifiée
Il était ce que l’œil recouvrait
Un tourne disque pour vinyles brisés
Un saphir pour le bras mécanique
D’une symphonie aux sillons anthracites
Des rondelles orangées parlaient de musiciens oubliés
En acier chromé s’écrivait un passé qui n’avait jamais été
Un passé qui vivait son énième enterrement
Le décor était planté au beau milieu de la décharge
Hurlait un vieux clébard le poil encollé par la pluie
D’une couleur que la saleté gardait cachée
Il était lui aussi prisonnier des souvenirs
Ceux qui n’appartiennent à personne
Une paire de Creepers George Cox rivés au sol
La cigarette Lucky Strike fumait à la bouche
Drain pipe oublié, peigne désuet, le cheveu court
Toujours derrière ses Foster Grant l’œil
Vidé de toute substance ce corps pantelant
Avait vendu son âme
Le diable en personne observait
Comment la matière avait emprisonné
Dans les murs du souvenir
L’œil s’était fait prendre
Veille Cadillac sur briques rouges
Il n’existait plus
Il n’était plus qu’un regard perdu
Sur un monde de l’ailleurs
Qu’il n’avait pas connu
Sur un monde qui l’avait emporté
Ayez pitié de ce qui fut un homme
Et n’est plus qu’une chose parmi les choses
Pleurez une larme pour son âme
Perdu dans les années 50
Il a jeté sa vie comme on écrase un mégot
Il est là où rien n’est lui, juste une Cadillac bleu délavé
Creppers et Drain pipe en flanelle grise
Fumée et Lucky Strike.
Noir !
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