Des nouvelles du royaume des morts lettre cinquième

La lettre cinquième

Je suis, comment vous dire ? Je ne sais pas par où commencer, ni comment d'écrire cette expérience. Tout d'abord, je l'ai revue. Revue, quel mot affreux. Les mots n'ont que le sens commun, ils ne correspondent plus à rien pour décrire l'expérience, la rencontre, l'interpénétration des âmes, les sensations d'extases infinies par lesquelles j'ai été traversé. La première fois que je me suis perdu en elle, il s'agissait peut-être d'une mise en garde, une façon de m'alerter sur les risques. En toute conscience, j'y suis retourné. Il faut aussi que je vous dise la vérité. Il m'a fallu plusieurs semaines avant de m'extraire de la gangue d'inertie dans laquelle j'étais plongé, une hébétude léthargique, une forme de bonheur évidé de toute sensation. Je vous ai parlé de Greg, mais si Arturo-Reverte, le journaliste. Si vous êtes abonné depuis longtemps au Temps, le présent journal que vous tenez dans les mains puisque vous lisez mes lettres, vous ne pouvez pas ne pas avoir lu les trop fameux articles publiés par ce grand reporter. Il n'écrit plus, pratiquement plus, il se contente d'assister le rédacteur en chef, un imbécile notoire, prétentieux et idiot. Mais revenons à Greg. Je me souviens tout à coup, il a publié un article cette semaine. Il était allé enquêter dans le milieu, il s'est plongé au sein de la pègre et il a écrit un texte courageux. Si vous ne l'avez pas lu, retrouver le numéro 48577, il y est publié sur une page centrale, une page entière. Un jour, je vous en dirais plus, car c'est un personnage énigmatique. Il y a une part de lui qui demeure inaccessible. De son passé, il ne dit jamais rien, ou pas grand chose. Tout ce que je sais, c'est qu'avant d'être grand reporter, il couvrait les faits divers pour un torchon que je ne nommerai pas. Le nommer serait lui rendre un immense service que je refuse de lui faire. Ce genre de saloperies qui se complaît dans la délation et l'amour de la bassesse ne mérite même pas le nom de torchon. Je crois que ça a été pour lui une plongée dans l'immonde, avant une formidable renaissance.

Revenons à moi et à Arturo, oui, je préfère l'appelé ainsi. Je suis le seul de qui il le tolère. Je crois qu'il n'a plus de famille, ou bien n'en a-t-il jamais eu. En tous les cas, heureusement qu'il a eu l'idée de venir prendre de mes nouvelles. Je ne sais pas par quel miracle il m'a ramené parmi les hommes. Il ne m'en a rien dit, il m'a juste expliqué qu'il m'a trouvé allongé sur le lit au milieu de mes excréments, à demi-inconscient. Je commence seulement à reprendre forme humaine. Je ne me nourrissais plus depuis plusieurs jours. Cela n'explique pas complètement le fait que j'ai perdu autant de poids. Mon allure squelettique et décharnée me donnait un aspect hideux. Je vous jure que plus personne n'osait poser les yeux sur moi, je voyais dans leur regard passer l'ombre de la mort. Arturo a pris soin de moi. Il m'a lavé, nourri tout doucement, à la cuiller comme un bébé. J'avais perdu la parole, il m'a réappris les mots en me plaçant devant l’encrier, la plume à la main. Avant d'arriver au présent article, ce fut une suite incompréhensible de lettres accolées les unes aux autres. Puis, il m'a aidé à retrouver les mots, dans les lettres jetées en vrac sur le papier. Avec une patience d'ange, il m'a fait prononcer ce que je déversais sur les pages blanches comme une vomissure de moi-même. Petit à petit, les mots ont repris vie. De l'amas alphabétique, de l'informe est né la forme (lettre 6).

Il m'est encore difficile de vous parler d'elle. Tout ce que je peux vous dire, c'est son prénom : Solange

Le visiteur de l’outre monde