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Épisode 35
Solange avait grandi dans les rêves maritimes de Maurepas. Elle avait partagé ses aventures, ses naufrages, la grandeur démesurée des océans. Dans ces voyages cérébraux, accompagnée de sa petite sœur isabelle, elle n'avait d'yeux que pour son marin. Elle se voyait attendre son retour, dans une cabane de pêcheur, préparant avec amour le repas de leurs enfants pendant que le papa s'embarquait sur de longs courriers qui parcouraient les mers chaudes. Dans les rêves, les distances compriment les espaces et dérivent le temps pour rendre agréables les songes. Au sortir de sa seizième année, Solange continuait de partager la vie imaginée de Maurepas. Le soir, au moment du coucher, de son côté, Isabelle écoutait les histoires de sa grande sœur. Des mots assemblés en vérité qui annonçaient l'avenir radieux d'une belle adolescente marchant bras dessus, bras dessous avec son époux. Dans la petite pièce exiguë et froide qui leur servait de chambre, les deux soeurs se prenaient l'une pour l'autre. À la lumière d'une lune blafarde, ou bien à la douce quiétude de la chandelle quand la chance leur souriait, ou bien dans l'obscurité la plus totale, leurs imaginations se mêlaient étrangement, faisant des rêvasseries d'amour de Solange celles d'Isabelle. Les murmures parcouraient les cloisons et quand ils traversaient le mur pour se répandre dans la salle commune où dormaient les parents, on leur faisait faire silence. Le temps d'un passage de nuage et les discussions reprenaient bon train. Jusqu'à ce que les yeux se fatiguent, que les paroles se perdent dans les bâillements et que la nuit ensorcelle les esprits rendant perméable réalité et fantasmagories. Mais dans les rêves des enfants se noient ceux des adultes. Le saut dans le vide se produisit à la venue des premiers jours de printemps. Les jonquilles envahissaient le sous-bois au-dessus de ce qui se préparait à devenir le vieux village. La tonalité sombre des couleurs avait été délavée par les douceurs qui annonçaient la saison et le bouleversement végétal. De toutes parts rivalisaient les couleurs, les merisiers sauvages explosaient en un nuancier de rose. Un coloriste moqueur avait passé par les chemins pour jeter ses pastels sur les pentes illuminées qu'un soleil radieux réchauffait, transformant les froideurs de l'hiver en souvenirs oubliées. Isabelle courrait la rocaille, les bras chargés de fleurs, le bout des doigts entaillé par les chardons. Insouciante, heureuse de savoir sa sœur accrochée à son amoureux comme la barque à la traîne du voilier. Ils allaient de concert, la joie se lisant à la couleur rosée des lèvres qui espéraient un premier baiser.
Lorsqu'Isabelle déboula du sous-bois, chantonnant et riant, de voir sa sœur Solange silencieuse avec ce qui voulait ressembler à un sourire, elle comprit immédiatement qu'il y avait là, dans cette attitude, quelque chose d'anormal. Elle se plaça aux côtés de sa grande sœur, silencieuse, le bouquet inondant ses bras, écoutant ce grand gars, beau comme un dieu, mais idiot comme un âne, palabrant, bombant le torse, jetant les phrases à tort et à travers pour taire le silence et ne pas se rendre à l'évidence. Les explications de Maurepas s'enchaînaient les unes après les autres, le seul naufrage qu'il ne voyait pas était là devant ses yeux. Solange avait une jolie robe, des chaussettes de laine et de la paille dans les cheveux. Elle avait de petites mains et dans l'une d'entre elles, Solange serrait la menotte d'Isabelle. Elle la serrait si fort que le sang y circulait difficilement. Mais pour rien au monde Isabelle aurait retiré sa main de celle de Solange tant la décomposition de sa grande sœur était immense. Isabelle reçu l'information comme le condamné au peloton d'exécution reçoit la balle en plein cœur. Les yeux fermés, déchiqueté encore plus par les secondes, les longues secondes avant la douleur. Et encore les secondes avant le dernier souffle. Et les dernières fractions de temps avant le néant (épisode 36).
Feuilleton publié tous les vendredis et les mardis à 19 heures
prochain épisode le mardi 17 février 2015