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Le voyageur internautique
3 août 2020

Maurepas : la suite (épisode 21)

Vent de folie : cinquième partie

maurepas-suite

Episode 21

La terre trembla, les hommes se crispèrent, attendirent un moment. Les deux infirmières qui circulaient au milieu des malades marquèrent elles aussi un temps d’arrêt. Même les plaintes sempiternelles s’arrêtèrent. Un soldat, que la guerre avait rendu fou, fut le premier à briser cette suspension de la vie. Son hurlement débridé, sa crise de folie fit réagir le personnel. Le gars essayait d’arracher les bandages qui entouraient son visage. Il fallut toute la conviction de l’infirmière pour l’en empêcher. Elle lui fit une injection, il se calma tout doucement, elle relâcha son étreinte tout en lui parlant d’une voix douce pour apaiser son agitation.

- Putain d’obus, il n’est pas passé loin ! Je croyais qu’ils n’arrivaient pas jusqu’à « la plage ».

- Ils n’arrivent pas jusqu’à la plage ! Et heureusement, sinon tu ne serais plus là pour me raconter la malédiction.

Lucas émit un soupir, mais tout au fond de lui, il savait qu’il devait au moins ça à son ami pour l’avoir sauvé. On ne sauve pas de la mort impunément et ça, Lucas le savait pertinemment.

- Allume-moi une clope, demanda Charles.

- Les infirmières vont gueuler, c’est pas une bonne idée.

- Elles sont occupées dans l’autre salle, elles diront rien. Elles savent, mais elles font comme si elles voyaient rien. Après, elles arrivent et elles t’enguirlandent pour la forme.

- Comme tu veux.

Charles ouvrit sa blague à tabac, déplia une feuille à cigarette, y déposa une petite montagne de matière brune. Il roula le tout du bout des doigts, passa sa langue sur le rebord, puis fignola en faisant glisser la cigarette entre ses doigts. Il l’alluma, inspira une grande bouffée, puis la passa à son ami tout en soufflant une longue volute qui s’éleva dans l’air.

- La malédiction, c’est à cause du grand-père. Moi je n’ai pas connu cet homme, mais mon grand frère allait le voir dans le haut village. Il était le dernier à y vivre depuis que le curé était devenu fou et qu’on l’avait envoyé au couvent.

- Comment il s’appelle ton frère ?

- Maurepas.

- C’est son nom de famille, mais son prénom, c’est quoi ?

- On dit pas, comme il est l’aîné, on l’appelle Maurepas, un point c’est tout.

- Ah oui, c’est comme on fait en Provence.

- En tous les cas, c’est comme on fait chez nous. Ça barde dehors, ils doivent en mettre un coup les copains.

- Crois-tu qu’un jour qu’on va déloger les Turcs ?

- Faudrait que les cuirassés arrêtent de déverser leurs obus de 280 sur le Kérévès Déré. Le « rognon » est trop bien protégé, les conseillés Allemands sont passés par là. Il faudrait qu’ils tentent une nouvelle percée dans le détroit pour prendre les Ottomans à revers.

- Pourquoi ils ne le font pas ?

- A cause de mines et des U-Boote allemands.

- Alors on fait quoi ici ?

- On perd notre temps ! Reprends l’histoire que t’a racontée ton frère.

- C’est pas lui qui m’a dit. Il aurait préféré s’arracher lui-même la langue plutôt que d’en parler ! Non, c’est Maurice, un qui peut pas encadrer les Maurepas. Un fou qui vit au même endroit que mon frère. Ils ne peuvent pas se sentir, mais pas un ne quitterait les Ecarts pour tout l’or du monde.

- C’est ton village ?

- Pas vraiment. Mon village, il s’appelle Saint-Cernin, les Ecarts, comme son nom l’indique, ces sont des cultures beaucoup plus haut, à l’écart. On dit les Ecarts pour tout, mais normalement, c’est que pour les terres cultivables, sinon on dit les Bayaux pour les habitations à cause que le bail y est moins cher.

- A toi y t’a parlé ce Maurice et pas à ton frère ?

- C’est bizarre, mais c’est comme ça. Un jour que j’étais môme, je suis monté aux Ecarts porter une lettre à mon frère. Le facteur y va pas jusque là-haut, sinon y serait crevé à force de faire le chemin. Je savais bien qu’il fallait pas passer par les cultures du Maurice. Il serait capable de nous tirer un coup de carabine. Mais ce jour-là, avec sa carabine à l’épaule, devant le petit passage qui mène à son champ, il m’attendait. En passant par là, on gagne pas loin de trois-quarts d’heure et il le sait bien le saligaud. « Salut petit » qu’il me dit. « Pourquoi tu prendrais pas par le raccourci. » Je le regarde à deux fois, je ne sais pas s’il me tend un piège pour me foutre sur la gueule ou bien s’il est sérieux. Et bien, il était sérieux. « A toi, j’ai rien à reprocher, si tu veux, tu peux aller par mon terrain. Et même, tu peux passer le long du mas, derrière la grange. » qu’il rajoute.

- Et alors tu lui demandes pour quelle raison ?

- Bah non. D’abord, je ne sais pas quoi faire, c’est là qu’il me dit « Alors, c’est pour aujourd’hui ou pour demain. Sinon, la lettre que tu lui portes, il l’aura à la Noël ! » Sur le coup, je n’ai même pas trouvé étrange qu’il sache pour la lettre. Elle était rangée dans ma besace. Là-dessus, il enlève le collier qui bloque la barrière et il me pousse vers le passage. J’étais pas fier, j’osais pas regarder derrière moi, mais je savais qu’il me suivait. Nous marchons un moment silencieusement puis il m’attrape par l’épaule, je m’arrête et je me prépare à prendre la dérouillée de ma vie. Maurice, au village tout le monde se méfie, il est retors comme un renard le bougre.

- Et alors ?

- Et alors tu vas te faire engueuler mon colon !

vent de folie : épisode 22

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