Maurepas : la suite (épisode 6)
Episode 6
Maurepas avait pris l'habitude, soit le matin, soit en fin d'après-midi de placer son cheval aux côtés de celui de Boris. Le temps s'épuisait en une langueur monotone alors ils parlaient et Boris racontait. Depuis quelques jours, déjà, ils traversaient le plateau de la Vallée de la Stura. Une large plaine dans laquelle le Tanaro serpente en longues sinuosités. Au marché de Coni, ils avaient assuré le ravitaillement en envoyant Solange accompagnée de Petit Pierre. Depuis, ils avaient repris la route, une route plus fréquentée. Lorsque Maurepas se rapprochait de Boris, il commençait par ne rien dire. Il savait la raison pour laquelle Maurepas venait à sa hauteur. Il continuait à observer au loin, comme s'il cherchait quelque chose de primordial. En réalité, il s'amusait de Maurepas.
- Boris, dis-m'en un peu plus.
- De quoi tu parles ?
- Allez, après ton arrivée dans la belle maison. Tu sais la vieille tsarine et son fils le prince comment déjà.
- Coriakine. Il te plaît celui-ci.
Boris descendit de cheval. Il prit son couteau pour extraire un morceau de silex qui s'était glissé dans le sabot. Maurepas s'impatientait. Il voulait en apprendre davantage plus sur ce fils de moujik. Maurepas savait déjà que Boris n'avait pas d'autre nom. Il était Boris du lac quand il vivotait dans une cahute au bord de l'eau avec sa famille. Boris des bois longs quand ils étaient à couper les arbres. Il était surtout un fils de serf qu'on appelait en sifflant quand on avait besoin d'un arpète pour un quelconque travail. Un jour d’engrangement du fourrage après les moissons de l'été, lui et sa famille avaient été embauchés dans une grande ferme tout près de Kiev. Là, avait été sa chance. Un grand type portant manteau de cuir était entré dans la grande cour recouverte de blé qu'on battait au fléau. Tous avaient arrêté ce qu'ils avaient entrepris, mis leur chapeau sur leur chemise de toile. Le koulak occupé dans l’étable avec l’une des filles, en n’entendant plus les hommes se tuer à la tâche lâcha sa prise et se saisit de sa trique. Une fois sur le pas-de-porte, il la laissa tomber sur le sol, s’avança sur la place pour saluer le Barine. Après avoir rassemblé tout le personnel dans la cour, le koulak les plaça sur deux rangs se faisant face. Le Barine passa ce peuple de serfs en revue. Il désigna Boris. Le koulak négocia le prix, fut payé, il pleura pour dire qu’on lui enlevait encore des bras, que le blé ne serait pas séché à temps, il se frappa le visage, fit ses simagrées pour être sûr d’avoir obtenu un bon prix pour ce petit être qu’il négligeait et dont il savait à peine la présence. Les moujiks vivaient avec les animaux, dormaient avec les animaux et mangeaient avec les animaux. D’ailleurs, ils n’étaient rien de plus que des animaux. Battus à coup de trique quand le travail n’allait pas assez vite, payés à coups de pied, ils ne valaient pas la nourriture qu’on leur jetait. Le père de Boris ne souffla pas un mot quand son fils s’en alla en compagnie du Barine. Il ne le salua pas non plus, mais il savait qu’il partait pour une vie meilleure. Que pouvait-il y avoir de pire que la vie d’un moujik, pas même la mort.
Une fois les sabots décrottés, les caillasses ôtées, Boris remonta sur son cheval. Il attendit que Maurepas ait fait de même puis il talonna sa monture pour la mettre au pas. Maurepas vint à son côté au petit trot, puis ralentit l’allure. Il ne dit rien, il attendait que Boris commence la suite de son récit, car ainsi, le temps passait plus vite.
- C’est la vieille elle-même qui me reçut. Elle m’inspecta de la tête aux pieds, me fit déshabiller, une fois nu comme un ver, le Barine me fit marcher, me fit tourner puis un laquais ramassa mes guenilles pour les jeter au feu. Dehors, à grands coups de seaux d’eau froide, je fus récuré dans les moindres sous toutes les coutures. Le petit prince était à la fenêtre d’une belle bâtisse de trois étages. Ce fut la première fois que je le vis.