Des nouvelles du royaume des morts... lettre neuvième
Lettre neuvième
Je garde espoir. Car je n'ai pas d'autre issue. Je suis lessivé, lavé, vidé et usé. Je sais bien que la solution est là, sous mes yeux. J'arpente chaque parcelle de monde qui s'évide de l'intérieur. Je suis à peu près certains qu'il y avait au moins une sorte de paysage. Un décor apocalyptique soit, mais un décors fait d'autre chose que cette poussière. La roche elle-même disparaît, l'horizon devient poussière, l'air lui-même n'est plus que cette odeur âcre, épaisse qui se colle dans la bouche. Je mange cette terre, je respire cette médiocrité, je suis emplie de ce monde de fumée. À mon dernier voyage, il m'a fallu couvrir des lieux et des lieux avant de trouver un morceau de pierraille et encore elle commençait à se dissoudre en poussière. Il reste un halo de clarté diaphane, mais jusqu'à quand. La grisaille plombe une partie de l'espace dans une dimension irréelle. La poussière a mangé le temps, je rentre et je sors, les instants ne sont plus. Je peux uniquement penser en déroulement, je déroule une sorte de tapis devant moi et le décor se déploie. C'est très difficile à décrire, l'espace découplé du temps est une autre chose que l'espace. Une bande de matière qui serait enroulée sur elle-même et elle ne prend forme que parce que je fais un pas en avant. Du même mouvement, elle se replie derrière moi. Cela crée une sensation angoissante d'anéantissement. Il me semble que plus je pénètre ce monde, plus je deviens moi-même morceau de cet enroulement. Je sais, comme une certitude, que je ne serais jamais absorbé par cette dimension de l'outre monde. Tout simplement parce que si j'en faisais partie intrinsèquement, je créerais un désordre infini qui renverserait l'équilibre universel. Et le déroulement lui-même n'aurait plus aucun sens. Je serais LE déroulement.
Arturo a changé. Il semble inquiet. Il ne mange plus. Pourtant quand je suis de retour, il m'attend toujours avec la même impatience, me fait toujours de ces repas espagnols si délicieux. Mais il ne partage plus avec moi. Entre nous, il place une certaine distance. Nous nous saluons toujours, mais il m'attrape du bout des doigts. Il semble aspiré par l'espace qui nous entoure. Je dois vous faire un aveu, ce monde-ci, je le ressens différemment, ma perception des choses, de leur contenance, de leur masse, de la dimension dans laquelle elles baignent, tous cela influe sur moi. Je ressens les êtres vivants comme éloignés, et les objets, dans leur inertie, je perçois quelque chose d'inexplicable. Arturo me dit de ne pas me formaliser, ce doit être les effets du voyage dans l'outre monde. Le timbre de sa voix s’est modifié, plus grave, légèrement plus grave. La tonalité du monde, aussi, a changé. Je sais maintenant que votre monde, pardon, le nôtre, ce monde-ci quoi, a une tonalité. Je pourrais presque vous la chanter, je n'en suis pas loin. J'ai essayé devant Arturo, ça l'a fait sourire. Je crois que ça lui a fait du bien. Il a eu l'air rasséréné, pour un court instant (lettre 10).
Le visiteur de l’outre monde