Le voyageur immobile
L’homme courait sur place,
jetant les bras au travers du vide, lançant la jambe si haut que l’autre suivait. On l’aurait cru patinant sur le miroir irréel d’un reflet du ciel. Aux alentours, les arbres verts, ocre, puis blancs ; une ville aux cheminées vétustes soufflant une fumée de chaudières marines ; la lune à demi croquée par la nuit ; une colline, puis une autre qui passait lentement en arrière-plan ; la barrière elle-même ; les vaches et les moutons au-dedans d’un enclos déchiré. Tout cela et le reste, en une fuite effrénée se donnaient la main pour inventer l’horizon. Voici le bonhomme avec son costume d’arlequin, cravate en tenaille, plongé dans l'expectative. Une suspension, une façon de scansion. Au firmament de ce jour effondré, grignoté petit à petit par les étoiles, l'espoir d'un frôlement, une possible interférence. Une promesse d'illusion. Ses membres s’agitent, se meuvent. De sursaut en sursaut, il s’affole. Et si ce rêve lui était essentiel pour survivre ? Mais survivre à quoi ? Il court à perdre haleine, le souffle vient à manquer, son cœur s’emballe, mais qu’importe, il redouble d’efforts et sous le claquement de ses chaussures, s’enfuit la terre épaisse. Soudain, une grande symphonie orchestrale, les tambours, les cuivres se jettent dans la bataille au milieu des violes agonisantes. L’homme, en queue-de-pie, chemise immaculée, a peur de ce qu’il va rencontrer un peu plus loin. Au-delà du croisement de la circulation, sur la droite, puis en arrière, après le stop et le feu tricolore. Celui suspendu en l'air. Il sait un personnage qui l’attend. Un être énigmatique, il est là, tout au bout, si prêt et si loin, si clair. Il lui tend les bras. Lui dit « viens à moi, je vais couvrir tes épaules, elles se dénudent. »
Heureusement, après le soir, il y a le café noir qui brûle la lippe, la lumière des lampadaires et la promesse d’une citronnade.
Pour voyager bien, il faut croire à l’immobilité du monde. Mais rien n’est moins sûr !