Chronique d’un enfermement : jour 32
L’utopie est-elle une fiction ? Et pourquoi ?
Je venais d’échapper une première fois à la milice, j’étais donc sur mes gardes. Grand bien m’en prit, car ils maraudaient sur le pont d’Epinay, point de passage obligatoire. Je m’échappais par la droite, dans la descente pavée qui menait aux berges. Je repassais sous le pont. Dans l’ombre, se trouvait un groupe d’individus vêtus pour la plupart de noir. Tout comme moi. A la différence qu’ils portaient des cagoules ou bien des foulards qui masquaient leur visage. Je ne demandais pas mon reste, et poursuivais ma route le long de la Seine, en poussant le vélo. Mon souci était de passer sur l’autre rive. Je ne voyais qu’une solution, remonter jusqu’aux limites de Saint-Ouen pour tenter ma chance par l’autre pont.
J’hésitais sur la conduite à tenir, il y avait tout autant de chance que je tombe à nouveau sur la milice. La petite baraque de Nour, n’était qu’à une poignée de mètres et de là où j’étais, je pouvais la deviner aisément au travers des arbres en fleurs. Il n’y avait pas de fumée qui s’en échappait, ils avaient dû manger quelque temps avant. La lumière étant un luxe qu’ils pouvaient à peine s’offrir, ils devaient être blottis les uns contre les autres sur le petit lit fabriqué à base de palettes. Je m’imaginais, installé sur la chaise de jardin, contemplant cette petite famille qui m’avait recueilli, moi, ayant largement de quoi vivre et de belles pièces bien chauffées. Pas besoin de bougies, la fée électricité est là, tapie entre les cloisons attendant la pression d’un doigt sur l’interrupteur. Toute cette richesse, j’en avais oublié la valeur, habitué à la côtoyer depuis si longtemps.
Je me décidais enfin à grimper sur mon vélo pour en être éjecté soudainement par une foule de fous furieux. Je dis une foule, car c’est le sentiment que j’ai eu sur l’instant. En réalité, il n’y avait que quatre ou cinq personnes. Ils hurlaient un slogan qui finissait par « marteau » mais sans la faucille qui m’aurait permis de les relier à une secte communiste quelconque. De sous le pont, ceux qui étaient cachés partirent à leur rencontre avec la même idée de « marteau ». Je pensais qu’il s’agissait de deux bandes rivales qui allaient s’affronter. Il n’en fut rien. Ils s’attendaient pour grimper sur le pont avec la ferme intention d’en découdre. A cet instant, j’eus l’idée du lâche. Me glisser discrètement derrière eux et à la première occasion prendre la route du Quai de la Marine. Je poussais mon vélo devant moi à cause de la montée pavée, lorsque je reçus une frappe derrière le crâne qui résonna au travers de mon casque.
- Qu’est que tu fous là, connard ?
Un des individus avait échappé à mon regard, certainement en train d’uriner sous le pont ou même pire. Je tentais un « Marteau ! » pour faire communauté de pensée.
- T’es cinglé ou quoi ?
- Grouille-toi, les autres sont déjà engagés.
En effet, on percevait un brouhaha duquel émergeait des cris et des « marteaux » qui restaient pour moi très énigmatiques. Le deux compères avaient déguerpi pour rejoindre le groupe de révoltés. Ils n’eurent aucun mal à enfoncer le cordon de miliciens qui abandonnèrent très vite la partie. Des hourras s’élevèrent suivis d’un « Tous au quartier des Agnettes ! »
La voie était libre !