Chronique d’un enfermement : jour 58
La fiction ne s’affranchit en aucune manière de la différence entre le subjonctif présent et le subjonctif oublié. Mais pour le conditionnel, oui !
Le monde n’allait plus de soi.
Les distances se condensaient, le rapport entre les longueurs n’était plus le même. Mes yeux voyaient comment, tout autour de moi, les hauteurs et les proportions changeaient. J’en parlais à Bassem, qui me regarda étrangement. « Tu es certain que ça va bien ? » Non, ça n’allait pas du tout. Mais lui n’avait qu’une idée en tête faire sortir Nour et ses enfants de ce camp d’internement. Je ne comprenais pas pour quelle raison ses préoccupations, seraient plus essentielles que les miennes. Je laissais mes réflexions géométriques de côté pour me concentrer sur la recherche de Nour. Une fois à l’intérieur, il était plus aisé de passer inaperçu. Nous n’étions plus que des émigrés parmi d’autres. La tenue des miliciens faisait la distinction. Il y avait eux et nous. Nous décidâmes d’un plan d’action. Bassem s’occuperait de la partie nord du camp, accompagné de Simon et moi, je prospecterais vers le sud. Il fut décidé que le lieu de ralliement serait derrière le baraquement le long des voies ferrées au plus tard à dix-neuf heures. Il était quinze heures, ça nous laissait largement le temps de nous renseigner. Je passais parmi les groupes montrant mon papier sur lequel était inscrit Nour en français et en arabe. Dans un premier temps, les gens m’observaient, essayant de savoir qui j’étais et qu’est-ce que je faisais ici. Puis ils parlaient entre eux, au bout d’un moment une des personnes s’approchait de moi, quelqu’un désigné parce qu’il pouvait s’exprimer en français et la personne m’expliquait que cette femme n’était pas connue ici. Le manège se répétait continuellement. Si le camp ne paraissait pas très étendu, cette recherche dura bien trop. Je voyais les heures filer à une vitesse incroyable. Il me restait un baraquement tout au fond. Il me suffisait de traverser la petite cour carrée. A cause de la rangée de bancs qu’il me fallut contourner, je perdis un temps conséquent. Il me devait trouver une direction oblique qui me permettrait de gagner en rapidité. Mais les distances semblaient se démultiplier comme des poupées gigognes. Essoufflé, vidé, j’atteignais enfin mon but. La baraque était de plain pied, j’y pénétrais. Elle ressemblait à toutes les autres, lits étagés, un poële central et une table. Ils avaient la chance de bénéficier de latrines extérieures, ce qui rendait l’atmosphère un peu plus supportable. Je n’eus pas le temps d’exposer ma demande, interrompu par « Corvée de bois pour tout le monde ! ». Je pivotais sur moi-même, un milicien se tenait juste derrière moi. Dehors, trois autres attendaient, arme à l’épaule. Je tentais d’expliquer que je ne faisais pas partie de ce baraquement, mais le coup de crosse dans l’estomac ne me laissa pas le temps de terminer ma phrase. Etre plié en deux et avoir la respiration bloquée, n’arrangeaient pas les choses. Un camion nous attendait dans la cour, il fallut se serrer sur les banquettes métalliques, les autres se retrouvèrent assis sur le sol. La forêt se situait juste à côté du terrain de chasse, mais il nous fallut bien une heure pour nous y rendre. Pourtant, le véhicule fonçait à bonne allure, mais plus vite il roulait, plus les longueurs prenaient de l’ampleur. Je regardais désespérément ma montre, je ne voyais pas comment je pourrais être de retour à temps au lieu de rendez-vous.
Nous avons été répartis en trois groupes: les bûcherons reçurent des haches pour abattre les arbres, des passe-partout furent distribués à l'équipe des scieurs. Je faisais partie du troisième groupe. On nous donna coins et merlins pour faire des bûches à partir des tronçons débités. Je pris ma place près d'un énorme tas de bois et fis comme les autres : un coup de merlin pour éclater le tronc, coin et masse pour les morceaux récalcitrants, répétition des gestes jusqu'à épuisement.
J’étais foutu.
Au comble du désespoir, je n’osais pas imaginer comment j’allais pouvoir m’en sortir lorsque j’aperçus un type debout, les bras le long du corps scrutant les étoiles. Aucun doute, il s’agissait de Simon. Bassem ne devait pas être bien loin et il ne faisait aucun doute qu’ils étaient là pour m’aider à déguerpir. J’abandonnais mes outils sur le sol pour rejoindre Simon. Immédiatement, un milicien me coupa la route. « Où tu vas ? »
- Parler à Sim… pisser !
- Parler à Simpisser ? C’est qui celui-là ?
Je m’excusais platement d’avoir bafouillé, et je demandais à aller pisser un peu plus clairement.
- Je t’accompagne ! Et fais vite, on n’a pas que ça à faire !
Inquiet que le milicien se doute de mes intentions, j’allais pisser du côté de Simon, espérant qu’il se cache pour ne pas être découvert. Il n’en fut rien, je ne me trouvais pas très loin de lui lorsque je réalisais brusquement que le signe sur ma main avait disparu.
- Est-ce que vous n’auriez pas un stylo, demandais-je affolé.
- Pour pisser ? Tu te fous de moi !
Le coup de pieds au cul me persuada de retourner fendre mon bois sous le regard menaçant du milicien. Ma curiosité l’emporta.
- Et le type près de l’arbre, il ne coupe pas de bois ?
- Quel type près de… Tu crois que tu vas t’en tirer comme ça, tu crois que tu vas réussir à détourner mon attention pour t’enfuir…
Il avait une fâcheuse habitude de rythmer son débit de parole par un coup de pied au cul, suivi d’une claque derrière la tête.
Une chose était désormais certaine, je ne devais plus jamais sortir sans un stylo.